La transposition didactique

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Transposition didactique : un processus de construction du savoir scolaire

Les enseignants sont confrontés à deux problèmes essentiels dans leur pratique d’enseignant : la gestion du curriculum et la gestion de la classe (du point de vue de la discipline des élèves). L’un des aspects les plus importants attaché à la gestion du curriculum concerne la construction du savoir scolaire. C’est un processus complexe, influencé par de nombreux facteurs qui a comme point de départ l’ensemble du savoir scientifique et comme point final l’ensemble des connaissances acquises par les élèves. Le savoir scientifique subit de multiples transformations afin de se constituer en tant qu’objet d’enseignement: ces transformations relèvent de ce que nous nommons la « transposition didactique externe ». Les autres transformations qui se produisent dans le cadre du processus d’enseignement – apprentissage, opèrent dans les relations professeur – élève et s’objectivent dans les différentes formes du curriculum (réel, réalisé, caché), elles constituent, pour nous, la « transposition didactique interne ». Toutes ces transformations sont réalisées autant dans une logique de continuité que dans celle des ruptures épistémologiques.

LA TRANSPOSITION DIDACTIQUE EXTERNE

Elle représente le processus de transformation, d’interprétation et de réélaboration didactique du savoir scientifique constitué dans de différents domaines de connaissance. La représentation didactique résulte de la chaîne de toutes ces transformations et ré-élaborations.

Tous les domaines scientifiques ne figurent pas dans le curriculum scolaire.

Il est donc évident que seuls quelques-uns de ces domaines figurent dans le curriculum prescrit par l’école; ils doivent passer par le processus de transposition. Il existe des différences visibles entre un texte scientifique et un texte didactique, imposées par les particularités de l’activité d’enseignement de l’école.

On ne doit pas confondre la transposition didactique avec la vulgarisation scientifique qui essaie de rendre la science plus accessible, compréhensible pour le grand public. Les processus utilisés mobilisent souvent les moyens spécifiques de la communication qui sacrifient parfois la rigueur scientifique à l’attractivité et au sens commun.

La transposition didactique est un processus complexe qui respecte certaines règles et procédures rigoureuses. Son but déclaré reste l’élaboration d’un curriculum de type didactique qui puisse rendre accessible la science sans pour autant la sacrifier.

Le curriculum prescrit ou formel représente le résultat de ces (ré) élaborations, en tant qu’ensemble de toutes les expériences de formation composées des connaissances, des valeurs, des compétences que les élèves doivent assimiler tout au long des différents cycles et étapes scolaires.

Le curriculum formel constitue « le savoir à enseigner » (Chevallard, 1985) ou le savoir nécessaire. Autrement dit, il représente une « scolarisation » du savoir savant, objectivé dans une programmation des expériences formatives significatives qui feront l’objet du processus d’enseignement et d’apprentissage à l’école.

Le curriculum formel ou prescrit est le résultat d’une sélection rigoureuse, à l’intérieur de l’ensemble du savoir accumulé, de ce qu’il faut transmettre, de manière organisée, aux élèves à l’école. Il fonctionne comme un mécanisme d’unification de la culture scolaire et il est le produit d’une analyse conduite avec une exigence épistémologique. Cette sélection – appelée transposition curriculaire externe – s’objective dans les textes officiels : le curriculum et les programmes scolaires auxquels on ajoute souvent les manuels, les guides méthodiques et d’apprentissage, etc., en tant que matériels curriculaires auxiliaires et supports didactiques pour les élèves et les professeurs qui visent la rationalisation, la normalisation et le contrôle de la transmission du curriculum prescrit. Celui-ci représente, dans une grande mesure, une réalité presque autonome, très peu influencée par ce qui se passe réellement dans le processus de sa transmission et de son assimilation par les élèves. De plus, ce curriculum est le produit de quelques experts qui, au moment de son élaboration, pensent à un élève abstrait (du même type que le sujet épistémique décrit par Piaget) et à un professeur tout aussi abstrait que l’élève. Les suggestions puisées dans la réalité quotidienne de la classe d’élèves sont quasi absentes. Il existe, certainement, des feed-back qui permettent une redéfinition des connaissances qui vont être intégrées ou éliminées du curriculum formel.

Quoique les termes « prescrit » et « formel », appliqués au curriculum, aient, en principe, le même sens, une nuance s’impose quand même. Le terme « prescrit » désigne une norme, une obligation, ce qui veut dire qu’il s’agit d’un curriculum normatif, autant dans le sens d’obligation que dans celui de modèle. Le terme « formel » doit être compris dans le sens de la sociologie des organisations. Le curriculum formel prévoit donc qu’on l’élabore en fonction de certaines normes imposées par une autorité formelle (dans le cas de l’école il s’agit des instances qui dirigent le système scolaire – le Ministère compétent par exemple). À certains égards, le curriculum formel représente un programme de ce que les élèves doivent assimiler et à travers lequel l’organisation scolaire (dominée encore par le paradigme du modernisme) essaie de contrôler et d’orienter l’entier processus de formation de la jeune génération. Il est en fait l’objectivation de ce que certains auteurs (Perrenoud, 1994) appellent « l’utopie rationaliste » de l’école – symptomatique pour toutes les organisations scolaires. Au-delà de toutes ces nuances, nous allons utiliser, tout au long du présent article, les syntagmes « curriculum prescrit » et « curriculum formel » avec le même sens.

Comme nous l’avons déjà mentionné, le curriculum formel est le point final du processus de transposition externe. Ce phénomène suppose une série de transformations qui font que son résultat – le curriculum formel – soit sensiblement et, souvent, significativement différent du point de départ qui est le savoir savant (la science constituée). Pour de nombreuses raisons, dont quelques-unes seront évoquées dans notre analyse, la science constituée ne peut pas être transmise telle quelle aux élèves. Dans ce sens, on pourrait dire que la transposition didactique, dans son ensemble, est une opération légitimée par la spécificité même du processus d’instruction, une des propriétés intrinsèques de celui-ci. Elle fait partie de la nature intime de l’enseignement.

Quelles sont les plus importantes transformations (ou opérations de transformation) de la transposition externe ?

Une des analyses les plus intéressantes de ce point de vue, qui ouvre la porte, dans quelque mesure (mais pas d’une manière explicite), sur la perspective interprétative, est celle réalisée par Jean-Pierre Astolfiet Michel Develay dans La didactique des sciences un ouvrage déjà ancien, publié en 1989, mais encore très actuel grâce aux opinions qui y sont exprimées.

Ces auteurs considèrent que la transposition externe représente un processus de contextualisation et de recontextualisation. L’activité du chercheur est contextualisée, puisqu’il opère dans un espace théorique et conceptuel particulier, un espace épistémologique bien délimité qu’on peut appeler contexte. Le produit de son activité de recherche est par la suite contextualisé et on est à même de le comprendre et de l’utiliser seulement par rapport au contexte épistémologique dans lequel il a été créé. Ce contexte donne naissance à une évidente spécificité conceptuelle et méthodologique qui rend impossible son transfert tel quel dans l’espace scolaire et dans le cadre décrit par le processus d’instruction scolaire. Il n’est pas transférable tel quel, mais il est transposable. Voici donc ce qui constitue l’essence de la transposition externe.

Tout d’abord, au cours de la transposition externe a lieu un processus de décontextualisation, c’est-à-dire de remplacement du référent scientifique original par un « espace théorique de substitution », qui a toutes les caractéristiques imposées par le processus d’enseignement. Ce remplacement suppose une recontextualisation qui signifie, en fait, le positionnement des contenus scientifiques dans un contexte nouveau, celui de type pédagogique. Comme nous allons le montrer, la recontextualisation implique une nouvelle signification curriculaire, car le nouvel espace épistémologique de type pédagogique impose des changements importants par rapport à l’espace épistémologique initial.

Jean-Pierre Astolfiet Michel Develay proposent une typologie de la décontextualisation. En premier lieu, ils distinguent deux formes de décontextualisation : relative (celle qu’on vient de décrire, suivie d’une recontextualisation) et absolue, lorsqu’est ignoré le référent scientifique original et créé un contenu didactique différent, sans aucun lien avec ce contenu scientifique. (Ce cas est moins fréquent, mais on peut l’envisager théoriquement).

Dans le cas de la décontextualisation relative, on a identifié trois formes :

  • une décontextualisation concernant le contenu scientifique (problématique) proprement dit;
  • une autre décontextualisation, visant le contexte conceptuel (les notions sont intégrées dans d’autres structures conceptuelles – spécifiques pour la pédagogie);
  • une dernière forme concerne la modification ou le remplacement du modèle épistémologique initial par un modèle construit pour les besoins d’enseignement et d’apprentissage.

Il y a quand même quelques observations qui s’imposent relativement aux points de vue exprimés par ces auteurs.

Premièrement, leurs opinions à propos de la transposition didactique (ils ne parlent pas de transposition externe, ce syntagme, c’est nous qui le proposons afin de nuancer et de mieux préciser les choses) envisagent, essentiellement, le domaine des sciences exactes, les références aux sciences sociales et humaines étant quasi absentes. Aussi faut-il considérer que leurs opinions et conclusions ne peuvent être élargies qu’avec grande prudence à l’espace de la transposition didactique concernant les sciences sociales et humaines.

Dans le cas de ces dernières, le référent scientifique se subjectivise davantage, la dimension affective et humaniste est plus évidente, la présence de l’homme (de l’acteur) est bien visible et donne une certaine chaleur au texte, la dimension biographique, la charge affective est plus importante, les structures conceptuelles sont plus riches et plus nuancées, etc. Ce qui fait que la transposition didactique externe ne correspond pas entièrement aux idées des sciences exactes sur le plan de la décontextualisation et recontextualisation. On pourrait affirmer que, dans le cas des sciences humaines et sociales, le référent scientifique (épistémologique) initial comprend des données ou des aspects qui le rendent non seulement transposable, mais aussi transférable pour des besoins didactiques.

Parmi les transformations qui ont lieu à l’intérieur de la transposition didactique externe il s’impose d’en mentionner quelques-unes qui mènent à la réalisation des disciplines d’enseignement en tant que configurations épistémologiques originales. (À notre avis, les disciplines d’enseignement issues de la transposition externe ne sont ni une simple reproduction des sciences dont elles découlent, ni une « vulgarisation » didactique de celles-ci, mais elles représentent des configurations et reconfigurations, spécifiques des connaissances établies, mais ayant un fort indice d’originalité qui pourrait les transformer, parfois, en sources d’inspiration pour les chercheurs et scientifiques des domaines concernés).

Une première transformation significative, imposée par les restrictions de type didactique, c’est la simplification (ou la présentation simplifiée) du modèle scientifique de référence.

L’essentiel c’est que cette simplification ne porte pas atteinte aux sens scientifiques de base, à la compréhension des données qui constituent l’identité conceptuelle, épistémologique du référent scientifique. Il est obligatoire que les textes didactiques, dans leurs formes spécifiques et accessibles, ne soient pas épurés de leur substance scientifique, seule capable de leur conférer une identité épistémologique, mais, bien au contraire, qu’ils contiennent des éléments qui puissent particulariser l’activité de recherche, telle que la présence des hypothèses, des doutes, des difficultés jalonnant le parcours scientifique jusqu’à la découverte d’une nouvelle idée.

Ainsi élaboré, le texte didactique permet à l’élève de participer à la « construction » de la science ou, selon le cas, à « l’élaboration » du système de valeurs qui peuple le domaine en question. Cette exigence est obligatoire autant dans le cas des sciences exactes que dans celui des humaines et sociales.

Une transposition terminologique se produit également, objectivée dans des transformations lexicales, avec l’introduction de certains équivalents terminologiques qui ont le rôle de rendre accessibles les contenus à apprendre. Évidemment, on court le risque de perdre ou d’affecter la substance sémantique des concepts scientifiques. Ce processus d’équivalence terminologique doit aussi tenir compte du besoin d’enrichissement du vocabulaire scientifique des élèves, ce qui impose l’évitement des vulgarisations.

L’introduction d’aspects figuratifs dans les textes didactiques favorise la compréhension par les élèves des concepts plus abstraits qui peuplent souvent les textes scientifiques. La présence des aspects figuratifs est plus évidente soit pour les élèves des cycles primaires et secondaires, soit lorsqu’il s’agit d’aborder l’étude d’un nouvel objet d’enseignement.

La transposition didactique externe peut également mener à la croissance de l’indice de neutralité et des aspects impersonnels dans les textes didactiques. Les approches interprétatives dans les sciences de l’éducation attirent l’attention sur cet aspect-ci, capable de réduire l’intérêt épistémique des élèves, tout en proposant par la suite une humanisation des textes didactiques due à la présence des approches biographiques, « des récits », etc.

Toutes ces transformations, on doit les rapporter à celles imposées par la transposition didactique interne.

LA TRANSPOSITION DIDACTIQUE INTERNE

Elle représente l’ensemble des transformations successives et négociées subies par le curriculum formel dans le cadre du processus d’enseignement et d’apprentissage, tout au long du parcours professeur-élève. On l’appelle interne car elle se produit à l’intérieur de la relation professeur-élève et elle constitue l’objectivation des différences de rapport entre ceux-ci et le curriculum formel. Ce rapport, on le personnalise, on l’idéologise, on l’axiologise et on le sociologise. Il porte autant l’empreinte de la personnalité des acteurs impliqués dans l’acte éducatif que celle du modèle socioculturel de l’acte éducatif, admis et légitimé à un moment donné. Dans ce sens, certains auteurs considèrent que l’élaboration de la culture scolaire constitue un processus de construction historico-sociale et individuelle (Ruano-Borbalan, 2001).

Autant les professeurs que les élèves interviennent et modifient, souvent de façon essentielle, le curriculum prescrit. Aussi, peut-on considérer la transposition didactique interne comme un processus de spécification et de nouvelle signification curriculaire.

L’ensemble des transformations dictées par la transposition didactique interne peut être mieux compris dans le cadre des analyses concernant le contrat didactique qui décrit l’action et la relation réciproque – dans le plan cognitif et socioaffectif – entre le professeur et son élève. Le contrat didactique s’objective dans un système d’attentes réciproques, ayant une double dimension, normative et interprétative personnelle. Le professeur doit gérer, d’une part, les savoirs prescrits, tout en respectant les exigences qui découlent de leur caractère normatif et prescrit, et, d’autre part, il doit produire, au niveau de l’élève, un processus de construction curriculaire et cognitive.

Le résultat de ces transformations (qui forment la substance de la transposition didactique interne) est matérialisé par deux types de curriculum que nous allons appeler curriculum réel et curriculum réalisé.

Le curriculum réel ou « le savoir enseigné » (Chevallard, 1985) représente le résultat des transformations subies par le curriculum formel, dans son parcours du professeur à l’élève et à l’intérieur du processus d’enseignement.

Le curriculum réalisé ou, d’après l’expression de Chevallard, « le savoir appris et retenu », est constitué d’un ensemble d’expériences éducatives négociées. Il est le résultat des multiples négociations inhérentes à la relation professeur-élève et représente ce qu’on pourrait appeler un curriculum personnalisé, exprimant le rapport particulier de l’élève au savoir scolaire.

Par conséquent, la transposition didactique ne peut pas être réduite à la transmission du curriculum prescrit par le professeur, mais elle implique également des transformations, des réélaborations et des négociations dont les résultats s’objectivent dans le curriculum réel qui représente ce qui arrive à l’élève et dans le curriculum réalisé qui représente ce que l’élève assimile effectivement. La transposition didactique n’est pas seulement un acte didactique, mais elle suppose aussi une activité interactive et symbolique conditionnée par de nombreuses variables extra-didactiques. Parsons considère que toute culture implique trois aspects fondamentaux : qu’elle soit transmise, qu’elle soit apprise et qu’elle soit partagée (c’est-à-dire assimilée effectivement). Ces trois aspects sont impliqués dans ce qu’on appelle la transposition didactique.

Les analyses mettent en évidence d’importantes différences quantitatives et qualitatives entre le curriculum prescrit et le curriculum réel et réalisé. Le curriculum réel/réalisé est le résultat des interprétations que le professeur, mais l’élève aussi, donne au curriculum prescrit et transmis. Le professeur a sa propre définition du curriculum et des fonctions ou valeurs qui en constituent le fondement. Quoique les enseignants aient comme point de départ le même curriculum prescrit, le curriculum réel en est souvent sensiblement différent. Aussi peut-on dire que ce curriculum réel agit comme un mécanisme de différenciation au niveau des élèves. L’enseignant dispose de plusieurs schémas d’interprétation, produisant de nouveaux contenus, ou plutôt, de nouveaux sens et significations aux aspects thématiques inclus dans le curriculum prescrit. Le professeur réinvente ce curriculum quotidiennement. Ces schémas font partie de son habitus professionnel. On a donc affaire à un curriculum « construit » et réinventé par le professeur et les élèves dans un processus de négociation quotidienne.

Le professeur est influencé par de nombreuses variables, telles que sa formation initiale, son habitus professionnel, son rapport personnel et spécifique avec la science et la culture scolaire, les sens et les significations qu’il confère aux finalités de l’éducation (la définition qu’il donne de celles-ci), ses représentations à l’égard des élèves, en général, et à l’égard de ceux avec lesquels il travaille, en particulier, les opinions de ses collègues de la salle des professeurs et non seulement, sa propre vision concernant le parcours scolaire des élèves, leurs préférences et leurs résistances.

Le professeur va gérer le curriculum prescrit dans la perspective de sa propre définition à l’égard du rôle social de la connaissance, en général, et de son objet d’enseignement, en particulier. Souvent, par les procédés qu’il adopte, l’enseignant veut valoriser son propre objet d’enseignement, lui conférer une position de respectabilité scientifique et didactique dans la compétition avec les autres disciplines d’enseignement. En même temps, il souhaite que les élèves assimilent une certaine vision concernant le rôle et l’importance du savoir pour le développement de leur personnalité.

Les représentations des professeurs à l’égard de leurs élèves constituent une variable importante agissant en médiateur des transformations subies par le curriculum formel dans le milieu scolaire. Ce sont surtout les représentations concrètes, et non pas les représentations générales, qui visent la classe et les élèves avec lesquels travaillent les enseignants. De ce point de vue, on peut parfois constater la présence d’un processus de « médiocratisation » du curriculum formel, dans les conditions où l’enseignant associe la composition sociale de sa classe (dominée par des élèves provenant de milieux socioculturels défavorisés) à une représentation défavorable (qui fonctionne comme un préjugé) des élèves en question. On peut dire que cette transposition pragmatique du curriculum prescrit en curriculum réel est également dictée par des variables contextuelles et personnelles.

L’intervention de l’enseignant dans le curriculum prescrit peut mener à l’enrichissement ou à l’appauvrissement de celui-ci, à sa réinterprétation, ce qui n’apparaît pas toujours comme une intention explicite, mais plutôt comme une sorte d’« improvisation réglée » (Perrenoud, 1994).

Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, une distinction s’impose entre le curriculum réel, transmis aux élèves par le professeur (comme résultat des réélaborations et de ses propres interprétations) et le curriculum réalisé, assimilé effectivement par l’élève, qui est le résultat des réinterprétations et des négociations que celui-ci développe au cours de son interaction avec le professeur. Le curriculum réalisé porte l’empreinte de la subjectivité de chaque élève. À certains égards, il est le résultat des sélections successives réalisées par l’élève en fonction, non seulement des variables subjectives personnelles (intérêts pour la connaissance, motivations, possibilités d’apprentissage, etc.), mais aussi des variables contextuelles (représentations du professeur, de la science et de la culture scolaire en compétition avec la culture non-scolaire, de l’école et du degré d’importance accordé à l’activité scolaire pour son propre avenir). L’élève va développer des attitudes différenciées et stratégiques à l’égard des différents objets d’enseignement, en fonction de l’importance qu’il leur attribue dans le processus qui conduit au succès scolaire, professionnel et social.

L’une des variables importantes qui interviennent dans la négociation du curriculum par les élèves est l’évaluation. « Le rapport au savoir participe de plus en plus d’une arithmétique utilitaire en vertu de laquelle les désirs de maîtrise sont strictement calqués sur les exigences du système d’évaluation. Les élèves et les familles calculeront leurs investissements au plus juste, viseront l’excellence dans les principales branches et désinvestiront les domaines les moins rentables du curriculum » (Perrenoud, 1996, p. 69). Ce type de rapport utilitariste et pragmatique des élèves au curriculum scolaire est bien évident dans le cas de l’école roumaine. Dans notre système scolaire il existe plusieurs types d’évaluations : des évaluations de parcours (qui peuvent être des évaluations continues ou de type formatif et des évaluations qui se réalisent à certains intervalles – des évaluations sommatives) et des évaluations finales type examen (qui se réalisent à la fin d’un cycle scolaire). Elles sont toutes importantes et influencent les transformations curriculaires observées. Les évaluations finales de type examen sont prévues à la fin du premier cycle de l’enseignement secondaire (d’une durée de 4 ans) et à la fin du lycée (l’examen du baccalauréat).

Les évaluations finales ont plusieurs fonctions. D’une part, elles doivent mettre en évidence le niveau général de préparation des élèves, d’assimilation des connaissances, de formation des compétences et des capacités cognitives par rapport aux objectifs généraux du cycle scolaire concerné. D’autre part, elles ont un rôle de sélection des élèves en vue de leur accès à un cycle scolaire supérieur. Étant donné que seulement une partie des disciplines d’enseignement fait l’objet des examens terminaux, les élèves développeront un rapport pragmatique à leur égard (ils s’y prépareront avec plus d’intensité, ils y travailleront davantage, ils seront plus motivés) tout en négligeant, de façon délibérée, le reste des objets d’enseignement. Leur effort va être concentré sur les disciplines d’enseignement qui assurent le succès ultérieur. Par conséquent, les évaluations finales agissent comme un système de canalisation des efforts, des intérêts et des motivations dans le système scolaire.

À leur tour, les enseignants développent un système de responsabilités différenciées. Ceux qui enseignent des disciplines faisant l’objet des examens développeront un système d’exigences supplémentaires à l’égard de leurs élèves. D’autre part, obligés par les exigences de l’examen final, ils ne pourront pas, ou alors très rarement et de façon peu consistante, personnaliser l’enseignement de leur propre discipline. L’évaluation finale agit donc comme un feed-back coercitif et différenciateur autant au niveau des élèves qu’à celui des professeurs.

À côté des effets relativement prévisibles de l’activité de transmission et d’assimilation du curriculum scolaire (antérieurement mentionnés), il y a aussi des effets involontaires et imprévisibles qui se manifestent dans la transposition didactique. Ces effets s’inscrivent dans ce que Robert Merton appelle « les fonctions latentes » des systèmes sociaux et Raymond Boudon « les effets pervers » des activités sociales.

Un de ces effets est le curriculum caché, concept éminemment sociologique, imposé dans les sciences de l’éducation par les analyses interprétatives et la nouvelle sociologie de l’éducation. Sa mise en évidence, son positionnement au premier plan des débats en matière de curriculum sont dus surtout à la vision post-moderne en éducation.

Le curriculum caché est un concept insuffisant qui demande une définition plus précise. Il existe plusieurs entrées/hypothèses à propos de sa définition. Le plus souvent, on considère qu’il représente les intentions éducatives cachées ou non déclarées des enseignants. De ce point de vue, le curriculum caché serait la partie invisible, masquée ou passée sous silence du curriculum transmis aux élèves.

Une autre interprétation définit le curriculum caché comme la (sous) culture implicite de l’école, l’ensemble des routines, rituels, normes qui appartiennent à l’espace informel et qui réglementent les comportements des professeurs et des élèves, sans être pourtant exprimées de façon explicite. Elles font partie du quotidien de l’activité scolaire. Cette partie du curriculum peut être considérée comme appartenant à l’habitus scolaire au sens que Pierre Bourdieu donne à ce concept.

Une troisième acception est celle conformément à laquelle le curriculum caché est représenté par le curriculum non cognitif ou instrumental, celui qui a une charge morale plus évidente et à travers lequel on contribue d’une manière souvent implicite et invisible à la socialisation des élèves. Cette socialisation se trouve à la limite de l’endoctrinement, voire même de la manipulation.

Il est probable que chacune des définitions ci-dessus soit incomplète; aussi doivent-elles être considérées comme complémentaires, ce qui nous aide à aboutir à une compréhension plus ample et plus complète du concept en question.

Les sources qui produisent les définitions variées de ce concept sont, elles aussi, diverses et doivent être prises en considération dans leur complémentarité.

Une des sources les plus importantes est l’ensemble des sens et significations propres que le professeur donne au curriculum formel dans les différentes situations et contextes d’enseignement. L’action de l’enseignant se manifeste différemment, elle se fonde sur des raisons multiples. Afin de mieux comprendre cette situation, il s’impose de considérer la relation professeur-élève en fonction des termes d’un contrat (didactique), dans le sens anthropologique du mot. Le contrat est l’expression d’un « système d’attentes », « l’attente » étant l’une des plus importantes formes de la pensée collective (Mauss). Le contrat didactique peut être considéré comme un système d’attentes qui apparaît dans le cadre du processus de transmission du savoir du professeur à l’élève. Il est l’expression particulière d’un processus anthropologique de communication sociale où les attentes collectives et réciproques sont soumises aux interprétations collectives des élèves et des professeurs. « L’action du professeur ou de l’élève ne peut pas être expliquée indépendamment des attributions de sens qu’ils réalisent à l’intérieur du contrat didactique » (Baudouin, Friedrich, 2001, p. 209).

Une autre source est constituée par les éventuelles incompatibilités entre les projets – dans le sens d’options éducatives – de l’enseignant et les projets présents dans le curriculum formel. Parfois, l’enseignant s’attache à des savoirs et des valeurs qui n’y sont pas présents. D’autres fois, il n’est pas convaincu de l’utilité de la transmission des connaissances/valeurs aux élèves et, par la suite, il les évite ou les marginalise. On rencontre pas mal de cas où l’enseignant adapte le curriculum formel à la condition culturelle et sociale de ses élèves, surtout quand il s’agit de contenus non cognitifs contribuant à la socialisation morale des élèves. Cette intervention personnelle de l’enseignant peut être interprétée comme une exception à la règle, mais le plus souvent ceci est difficile à observer car ça se passe dans la zone invisible de ses actions. Quelques-unes de ces interventions peuvent aboutir à « l’embellissement » de certaines réalités : c’est une sorte de curriculum embelli.

Derrière le curriculum caché il n’y a pas toujours d’intentions non déclarées ou masquées. Quelquefois, le professeur ne clarifie pas ou ne parle pas de certaines choses sans pour autant avoir l’intention de les cacher. Soit qu’il les considère sous-entendues ou comme faisant partie de la « cuisine » interne de l’école et de la classe, soit qu’il les trouve « triviales » et trop banales pour être mises en discussion. (C’est le cas des normes et des règles internes de la classe, souvent négociées d’une manière implicite). Dans cette situation, il ne s’agit plus d’un curriculum caché, mais d’un curriculum passé sous silence. Mais c’est une sorte de secret « de Polichinelle ».

CONCLUSION

L’analyse des transpositions didactiques fait partie d’un domaine plus ample concernant le « rapport du savoir » des enseignants et des élèves. Quoique ce rapport soit asymétrique, il met en évidence l’intervention active des différents acteurs sur le curriculum scolaire. Ce qui fait que, tout au long du trajet du curriculum formel au curriculum réalisé, on peut parler d’un processus de construction des connaissances entrepris par les enseignants et les élèves. Dans cette perspective, les analyses transpositionnelles peuvent représenter un argument important pour une approche constructiviste du processus didactique. La dimension constructiviste postule que les connaissances des élèves ne sont pas le résultat d’une réception passive, mais de leur activité cognitive.

Les différents degrés de la transposition didactique

Les différents degrés de la transposition didactique

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